Bernard Joannin : « Celui qui décide doit assumer »
Déçu mais loin d’être abattu. Après une saison délicate, le président de l’ASC Bernard Joannin se confie. Sur l’année passée, celle à venir. Mais aussi sur le système d’achat et de revente des joueurs, sa façon de présider, ses réussites et ses erreurs.
20.06.2023
Quel bilan tirez-vous de la saison de l’ASC ?
Nous avions pour objectif d’être dans les dix premiers, nous terminons 12e : je ne suis donc pas satisfait. Mais en revanche, je suis content du travail du club. Les résultats du centre de formation ont été exceptionnels, d’un niveau jamais atteint depuis la création de l’Amiens SC. Cette année, les U19 ont terminé à un point du champion, le PSG. Les U17 ont été en finale du championnat contre Marseille, ne s’inclinant qu’aux tirs au but après avoir mené 4-2 à cinq minutes de la fin, et avoir battu en demies le tenant du titre, Toulouse. C’est une grande fierté. Les U16, pour lesquels le championnat est régional, finissent premiers devant Lille, Lens et Valenciennes. Mais je le répète : la 12e place de l’équipe professionnelle me chagrine.
C’est un échec qu’il vous revient d’assumer ?
Chez Intersport (Bernard Joannin est propriétaire de 45 magasins, ndlr), je fais le même métier que mes collaborateurs. Je suis à leurs côtés pour améliorer leurs performances. Mais au football, la gestion est déléguée à onze personnes, plus le staff, chaque samedi. Et c’est le seul métier où l’employé gagne plus que le patron – ce n’est pas difficile ici puisque je suis payé zéro (rires) ! Pourtant, c’est bien celui qui décide qui doit assumer. Donc c’est moi. J’ai choisi les hommes, j’ai signé les contrats. On ne m’a pas mis un pistolet sur la tempe pour faire signer, donner les salaires… Après, si je ne suis pas content du travail, les différends se traitent en privé. Si j’ai pris la décision de mettre en retrait l’entraîneur Philippe Hinschberger (le 3 avril, ndlr), à sa demande, c’est parce qu’il n’avait plus l’énergie pour régler la situation.
Au-delà du classement, qu’avez-vous pensé du jeu produit ?
Mon objectif est à chaque fois de constituer une équipe qui pratique un jeu comme les Picards l’aiment : une défense solide, des attaques rapides et efficaces. Ce que l’on n’a en aucun cas fait cette année. Les responsabilités sont multiples mais il ne sert à rien de ressasser le passé. Et les défaites ont des vertus : si l’on sait en tirer les raisons, elles sont la première marche vers la prochaine victoire. J’aime écouter les autres – les partenaires, nos supporters… – mais j’aime aussi choisir mes professeurs. Il y a des gens dont le métier est de détruire, ça les fait vivre. Moi, je suis dans la construction. J’ai 1 600 salariés à Intersport. C’est 1 600 familles. À l’Amiens SC, c’est 100 familles. Ma première mission est de pérenniser leur emploi. La mission des salariés de l’ASC, c’est de rendre le club performant. Beaucoup y sont arrivés au centre de formation, je vous l’ai dit, certains ont échoué. D’autres réussiront l’année prochaine. C’est la vie d’une entreprise. S’il suffisait de mettre un billet sur la table, le PSG aurait déjà gagné la Ligue des Champions. La performance s’obtient par le mental, le travail, la volonté. Moi aussi, parfois je réussis, parfois j’échoue. Mais n’ayons pas la mémoire sélective : personne auparavant n’avait mené l’ASC en Ligue 1 et passé trois saisons en Ligue 1.
Cette saison, le manque d’attaquants a-t-il joué sur vos résultats ?
Il y a des joueurs que j’aurais aimé ne pas vendre. Je vais vous expliquer le départ en début de saison d’Aliou Badji à Bordeaux. Il avait un gros salaire ici. Mais Bordeaux lui en a proposé le double. Et comme le club de Bordeaux m’a fait une proposition honorable (prêt avec option d’achat, ndlr), je ne me voyais pas refuser. Le joueur est venu dans mon bureau me demander de ne pas me mettre en travers de sa carrière. Je ne l’ai jamais fait et je ne le ferai jamais. J’ai agi comme un chef d’entreprise : je ne pouvais pas passer à côté de ce transfert ni pénaliser un joueur qui a été correct. Pour Tolu, tous les supporters le critiquaient… Genk (club de première division belge, ndlr) m’a proposé 5,6 millions lors du dernier mercato d’hiver. J’interroge le joueur : il me dit qu’il triplerait son salaire. Là encore, que pouvais-je faire ? Petite anecdote, parce qu’il ne faudrait pas me prendre pour un idiot : j’avais anticipé son départ, et m’étais mis d’accord avec Kalifa Coulibaly, qui a joué au FC Nantes, pour le remplacer. Mais l’agent de Tolu, à 22h30, le dernier jour des transferts, réclame une rallonge. Finalement, on ne signe un accord qu’à 23h30 ! Je lance aussitôt le contrat de Coulibaly, ce que je ne pouvais pas faire tant que la situation de Tolu n’était pas débloquée. Mais il y a eu un bug informatique, et pas uniquement à Amiens : c’est arrivé à d’autres clubs… Le contrat de Coulibaly n’est pas passé. On s’est retrouvé sans avant-centre... La vertu, c’est que cela a fait jouer un jeune de 16 ans, George Ilenikhena. Mais il y avait une faille, il nous manquait un grand joueur devant. On a failli le payer au prix fort. Parce que si je ne prends pas la décision de remplacer Hinschberger, on descend ! Car si on ne gagne pas à Quevilly, on descend ! Il faut de la sérénité, du recul pour appréhender ces situations. J’ai cette nature à essayer d’être froid, d’analyser les choses. Heureusement d’ailleurs, sinon je serais déjà en dépression nerveuse ! Président d’un club de football, c’est le seul métier dans lequel on vous somme d’expliquer vos décisions de gestion. Mais c’est compliqué de détailler tous ces paramètres aux supporters…
Pourquoi ?
Les supporters sont dans l’immédiateté. Ils ont un souhait : qu’après leur dure semaine, ils voient leur équipe gagner, et que leur week-end soit agréable. La situation économique est déjà compliquée – chômage, inflation… –, on ne va pas leur demander d’avoir une vision à 360 degrés, de prendre en compte toutes les contraintes du club. Mais la réalité est celle-là : un club comme le nôtre a, à chaque saison, de 10 à 12 millions d’euros de recettes contre 17 à 20 millions de dépenses. C’est l’économie du football : le compte de résultat est forcément déficitaire. Il faut donc combler ce déficit, et il n’existe que deux manières : soit par un apport de l’actionnaire, soit par la vente de joueurs. J’ai fait les deux. J’ai apporté de l’argent – les comptes sont là, ils peuvent être vérifiés, mais à quoi cela aurait-il servi de le claironner ? Et j’ai vendu des joueurs. C’est ma responsabilité de le décider. Si les gens veulent décider à ma place, qu’ils achètent le club !
Revenons en détail sur cette politique de revente des joueurs, qu’on appelle le trading.
Le trading, c’est acheter de jeunes joueurs inconnus, repérés à l’étranger, que l’on va transformer pour valoriser leur cote sur le marché. La philosophie est la même que dans le commerce. Vous achetez, vous bonifiez, vous revendez plus cher. Tout le monde y trouve son compte : le joueur, son agent, le club. Mais je dois faire mon mea culpa, la Ligue 1 nous a sans doute un peu déformés. Nous sommes rentrés dans une vision du trading trop importante. L’idéal, c’est de retrouver l’équilibre des trois tiers : un tiers de joueurs issus du centre de formation, un tiers du trading, un tiers de joueurs matures, entre 27 et 32 ans, qui connaissent bien le championnat, que vous ne revendrez jamais mais qui apporteront une plus-value mentale pour encadrer les jeunes. Le trading ne doit pas dépasser 33 %. On l’a fait, et cela a été une erreur. C’est ce que j’ai retenu de cette année. J’ai donc demandé à John Williams (le directeur sportif chargé du recrutement, ndlr) de respecter ces trois tiers. Il a toute ma confiance. Le trading faisait partie de notre culture. Notre nouvel entraîneur, Omar Daf, est d’accord avec cette nouvelle feuille de route et participe au recrutement. Il établit des profils. Grâce à nos données, nous lui proposons plusieurs noms. Et il choisit.
Vous repartez donc d’une feuille blanche ?
On était sur une fin de cycle, avec des joueurs au club depuis trois à cinq ans. Ils n’ont pas fait leurs preuves, on passe à autre chose. Ils le comprennent et vont pouvoir partir vers de nouveaux challenges. L’objectif est que, à la reprise de l’entraînement le 3 juillet, l’équipe soit à 80 % prête. Alors même que 80 % de l’équipe va être changée. Mais il y a deux joueurs qu’il nous faut absolument garder : Régis Gurtner et Gaël Kakuta. Pour moi, ils symbolisent le club. Je m’appuie sur eux pour construire. Gaël est sous contrat et se plaît au club. Régis, lui est en fin de contrat, mais il a envie de rester. On lui a proposé un nouveau contrat puis, à la fin sa carrière, une reconversion au sein du club.
Et vous, avez-vous envie de continuer après quatorze saisons ?
Je fais partie des dinosaures ! Dans les cinq ans à venir, des propriétaires de club comme moi, j’ai bien l’impression qu’il n’y en aura plus. C’est-à-dire des présidents qui défendent les couleurs d’une ville et d’une région. On est des amoureux de notre territoire et on espère apporter du bonheur aux gens tous les week-ends. Mais beaucoup de fonds de pension, de milliardaires exotiques recherchent à travers le football une notoriété inespérée ailleurs. L’Europe leur fait briller les yeux. Quand on était en Ligue 1, j’ai refusé une offre à 68 millions. Une proposition écrite, ferme, par avocat, du ministre des Sports de l’Arabie saoudite. Je n’ai pas acceptée : comment auraient réagi les gens ? Certaines reventes finissent par des échecs retentissants : Nancy s’est fait racheter en 2020 et, après une descente en National, ils descendent la saison prochaine en National 2. L’argent ne fait pas tout. De mon côté, je n’ai pas la volonté de me faire de l’argent en vendant. Quand on est redescendu en Ligue 2, je n’ai rien dit, j’ai assumé financièrement. La descente a durement entamé les finances du club. Certains joueurs gagnaient de très bons salaires en Ligue 1, et même s’ils ont accepté une baisse en Ligue 2, il a fallu assumer. L’an dernier, on a perdu 5 millions, les actionnaires ont répondu présents. Cette année, on va les rattraper.
Où trouvez-vous le plaisir dans votre fonction ?
Dans le travail avec mes collaborateurs. Je m’entends très bien avec mon vice-président Christophe Duprez, avec John Williams, avec Patrice Descamps qui dirige le centre de formation, les staffs. Ce sont de gros bosseurs. Alors quand je vois des banderoles “Président démission”, cela ne me fait pas plaisir, mais je suis au-dessus de ça. J’ai conscience de mon investissement, financier et moral, et je sais l’énergie que j’y mets. Nos partenaires le savent aussi : les loges n’ont jamais été aussi pleines. On a réussi à faire de La Licorne “the place to be”. Et il y a La Bodega, l’espace Licorne, où les gens aiment se retrouver. À Amiens, le foot est devenu LA soirée du samedi. Et ça ne s’est pas fait en claquant des doigts. N’oublions pas les investissements énormes – 11 millions d’euros par Amiens Métropole et 4 millions par le club – pour moderniser le stade. Tous les présidents de club me disent qu’il est magnifique. C’est un stade familial, un écrin bien dimensionné. Inutile de le vouloir plus grand : même en Ligue 1, il n’y a que contre Paris ou l’OM que l’on aurait rempli 20 000 places (le stade en fait 12 000, ndlr).
Envisagez-vous des nouveautés ?
J’ai plein d’idées pour améliorer le service clients. Je veux par exemple créer une application qui permettrait aux spectateurs de commander de la restauration et de se faire livrer à son siège. Les supporters, je dois les considérer comme des clients. Il faut que je les satisfasse : par la qualité du spectacle, parce qu’ils viennent d’abord pour ça, et après par le confort. Être président d’un club de football, c’est en réalité être P.-D.G. d’une société de spectacle sportif. J’ai envie de leur faire plaisir, d’avoir une équipe qui gagne, dont ils soient fiers. On ne peut pas me faire l’insulte de ne pas être un battant, un gagnant. Est-ce que je vais y arriver ? Je suis incapable de le dire : le sport, ça ne se maîtrise pas. Mais je vais tout faire pour. Si c’était facile, tout le monde le ferait…
Propos recueillis par Alexis Durand