« Ça aurait été bête d’envoyer cette machine à la ferraille »
Quinze mille heures de travail pour rallumer un savoir-faire. Les bénévoles de l’association Bleu de Cocagne ont refait fonctionner une machine centenaire qui imprime de la toile de Jouy. Cette technique inventée à Amiens fit la renommée de la ville.
09.04.2024
Et puis soudain les motifs bleus apparurent, devant des yeux ébahis et les appareils photos. Presque sans un bruit, une cathédrale de métal activait un cylindre de cuivre gravé en creux dont s’échappait la toile imprimée. Délicatement. Indéfiniment. Ce 5 avril, sur le site même de l’usine Cosserat, qui fut pendant plus de deux siècles le temple européen du velours, les bénévoles de l’association Bleu de Cocagne, attachée à faire perdurer ce savoir-faire, ont réveillé une bête conçue il y a cent ans pour fabriquer du beau. Du très lourd (25 tonnes) pour faire du très fin : la célèbre toile de Jouy et ses motifs champêtres. À la manœuvre, le président de Bleu de Cocagne, Yves Benoît, maître ennoblisseur de velours, répartit la pâte d’impression, à la louche. Le geste s’ajuste. On compense, on rajoute. « Nous ne sommes pas là pour le plaisir du passé. Mais bien pour retrouver un savoir-faire et le transmettre », dit-il.
« Une impression en 3D incomparable »
Yves Benoît, le président de Bleu de Cocagne, devant la toile de Jouy et ses motifs caractéristiques.
Cette immense machine conçue en 1928, qui remplit l’entrepôt de brique, aurait dû faire les beaux jours d’un ferrailleur. L’association Bleu de Cocagne est allée la dénicher en 2011 à Tournon-sur-Rhône (Ardèche). Bleu de Cocagne, qui depuis presque trente ans remet en service des machines construites suivant les préceptes des industriels-inventeurs amiénois (Bonvallet, Cosserat, Saint…) sur cette terre textile, a ainsi sauvé le dernier exemplaire de machine à imprimer à cylindres de cuivre en fonctionnement en Europe. Il aura fallu, pour ce faire, quinze mille heures de travail. D’où l’émotion au moment du rallumage officiel. Celle de Philippe Choquard, l’un des précieux bénévoles, notamment : « Il manquait des pièces qui avaient dû être volées. On a dû refaire sans plan ! ». Son camarade Philippe Stephan a également les yeux qui brillent : « Ça a cent ans et ça donne cette impression en 3D incomparable, c’est fabuleux. Ça aurait été vraiment bête d’envoyer cette machine à la ferraille ».
Le cylindre gravé en creux permet une impression en 3D incomparable.
« La toile de Jouy devrait s’appeler la toile d’Amiens »
La machine s’est réveillée comme si elle ne s’était jamais endormie. « On est dans l’excellence, admire Yves Benoît. Mais maintenant, il faut que le savoir-faire se hisse à ce niveau. Nous ne sommes pas là que pour sauvegarder simplement la machine en l’état. Elle n’est finalement qu’un support. Le matériel est au service de l’immatériel… » Et l’immatériel, c’est « cette finesse inouïe » du motif, cette qualité supérieure offerte par l’impression au rouleau gravé qui ont fait la réputation de la toile de Jouy et qui devrait faire l’avenir de Bleu de Cocagne. Des appels à projet ont été lancés auprès de l’Ésad (École supérieur d’art et de design d’Amiens Métropole) et l’École Boulle à Paris pour la conception de nouveaux motifs et ainsi reconjuguer au présent la toile de Jouy et Amiens, là où elle a été pensée. « D’ailleurs, fait remarquer Philippe Stephan. On devrait dire la toile d’Amiens ! »
Antoine Caux
Les bénévoles de Bleu de Cocagne devant la machine rénovée.