Entretien avec Benoît Peeters et François Schuiten pour la sortie en librairies du Retour du capitaine Nemo
Le nouvel album des Cités obscures narre Le Retour du capitaine Nemo à Samarobrive (Amiens) à bord du Nauti-poulpe, cette hybridation biomécanique dont une grande statue en fonte ornera le parvis de la halle Freyssinet en 2025. Explications par François Schuiten et Benoît Peeters, les pères des Cités – et, pour le premier, du Nauti-poulpe. Tous deux seront à Amiens pour la sortie du livre chez Casterman le 25 octobre.
17.10.2023
D’où vient ce nouvel ouvrage des Cités obscures ?
François Schuiten : Tout est parti du Nauti-poulpe, de la commande d’Amiens Aménagement (aménageur de la Zac Gare-la-Vallée, ndlr). Ils se sont tournés vers moi il y a cinq ou six ans pour transformer la place de la gare. C’est ainsi que sont nés la bambouseraie et les jeux d’eau et de projections. La sculpture réalisée avec Pierre Matter faisait partie de cet ensemble. Cela a mis beaucoup de temps à se concrétiser, c’est normal, c’est un long et sinueux chemin, des années d’obstination. Le projet en sort enrichi.
Pourquoi le Nauti-poulpe ?
F.S. : Nous avons travaillé sur le poulpe, le Nautilus, et nous sommes arrivés à cette hybridité, ce mélange de science et d’animalité, un objet qui dialogue avec le monde contemporain, qui se veut à l’écoute du territoire d’Amiens et de Jules Verne. Je suis sûr que cela lui aurait plu.
Comment le Nauti-poulpe a-t-il intégré les Cités obscures ?
F.S. : Les Cités obscures, c’est d’abord une collaboration, un univers. J’avais encore des doutes. Je me suis dit qu’il fallait que cette sculpture ait son histoire. J’ai commencé dessiner le Nauti-poulpe pour le plaisir. Puis avec Benoît on a estimé qu’il y avait un livre à faire. Un livre qui lui serve d’ancre, un livre attaché à un lieu, à un objet, à un morceau de réel. On s’est dit qu’il y avait là tous les ingrédients. Le livre s’est imposé comme une évidence, il est devenu incontournable. Ce Nauti-poulpe appartenait aux Cités obscures.
Benoît Peeters : Je suis passionné par Jules Verne depuis mon enfance et je suivais le projet de François de loin. Lui et moi sommes amis depuis plus de cinquante ans, les Cités obscures ont d’ailleurs quarante ans. Nous sommes habitués à travailler ensemble. Quand j’ai vu ses premiers dessins du Nauti-poulpe, la séduction a été très forte. Ce sont ces premiers grands dessins qui ont lancé l’impulsion narrative. Une histoire se dessinait en creux. Il fallait que l’on fasse quelque chose.
La fabrication de la statue est-elle en cours ?
F.S. : La sculpture est en train d’être fondue, en France. Pour des raisons techniques, il n’était pas possible de l’installer devant la gare comme prévu. On a donc cherché plusieurs endroits avec Pierre Matter avant de choisir le parvis de la halle Freyssinet. C’est une grosse structure de douze tonnes, avec une centaine d’éléments à assembler. Son matériau va lui donner une forte présence, devant un filet d’eau, comme s’il émergeait des hortillonnages.
Livre, sculpture, Amiens : comment tout cela s’imbrique-t-il ?
B.P : Dans le fond, raconter cette histoire, c’est créer les soubassements de cette sculpture, lui donner encore plus de profondeur. Pour que ce geste plastique dans un quartier en devenir, relié aux hortillonnages, ait son propre récit, lui-même attaché à la question très actuelle de l’hybridation. C’est un projet étrange, mais qui a bénéficié d’un bel alignement. La sculpture donne une assise à notre histoire. Le projet est pensé pour le lieu et notre livre apporte une pièce importante du puzzle.
Dans l’ouvrage, Nemo fusionne en quelque sorte avec Jules Verne, comme le poulpe et le Nautilus. Pourquoi ?
F.S. : Benoît connaît comme moi très bien l’œuvre de Jules Verne. Nous avons été tous deux frappés par la présence de Nemo, féroce et sombre, qui correspond à une partie de la personnalité de Jules Verne, comme en témoigne Paris au XXe siècle. Nemo est le plus beau « méchant » qui soit. C’est un personnage qui revient du fond des mers, qui revient à la civilisation. Un monstre oublié qui va retrouver le lieu où naissent les récits. Les personnages ne sont jamais aussi forts et passionnants que quand ils sont l’incarnation de leur auteur.
Ce n’est pas la première fois que Verne et Samarobrive / Amiens apparaissent dans les Cités obscures.
F.S. : On a intégré Jules Verne à l’univers avec L’Enfant penchée (Nemo et Samarobrive sont évoqués dans L’Écho des cités, 1993, ndlr). Jules Verne est devenu un acteur important des Cités obscures.
Une forme d’hommage ?
F.S. : Nous sommes des enfants de Jules Verne, mais nous ne sommes pas serviles, nous voulons le réinventer. C’est pour nous une façon de lui être fidèle. Il était très intéressé par les déclinaisons de ses œuvres, notamment les spectacles. Jules Verne continue d’inspirer, et j’espère que notre travail sera lui-même source d’inspiration pour d’autres.
La Samarobrive des Cités obscures est-elle Amiens ?
B.P : Cet album se situe sur la ligne de crête entre le monde réel et celui des Cités obscures, auquel Jules Verne est connecté depuis une trentaine d’années. Nous nous sommes beaucoup amusés à fusionner l’univers d’un créateur et les lieux réels qui l’ont nourri. À transformer la ville d’Amiens, dans laquelle nous sommes souvent venus François et moi. Nous avons d’ailleurs présenté une exposition au Cirque il y a longtemps et sommes des habitués du Festival BD. Il y a ici un formidable travail mené pour mettre la bande dessinée en avant.
L’ouvrage s’achève à la Maison de Jules Verne.
F.S. : J’ai eu beaucoup d’émotion en découvrant cette maison. Elle me hante depuis. Cette petite pièce, ce lit, cette table, cette fenêtre d’où il voyait passer les trains, comme des machines imaginaires. Il n’a pas écrit ses romans dans un champ de blé, mais devant des rails, ces lignes qui conduisent à d’autres mondes. Le rapport entre la fiction et le réel me plaît.
On aperçoit d’ailleurs la sphère que vous avez conçue, François Schuiten, il y a vingt ans.
F.S. : Cette sphère est un globe qui couronne la cour de la maison. Cela renvoie à l’importance de la découverte, de la géographie, de la place des cartes chez Jules Verne (la couverture de l’édition de luxe du Retour du capitaine Nemo arbore une sphère ancillaire, ndlr). J’ai tendance à revenir sur des idées, à redessiner des choses, pour les éprouver. Rien n’est jamais vraiment fini.
Pourquoi une majorité de dessins en pleine page avec le texte en page de gauche ?
F.S. : Afin de retrouver la fascination que j’avais devant les livres d’Hetzel (l’éditeur de Jules Verne, ndlr), pour lesquels je craque. Ce sont des objets d’une grande modernité dans leur rapport à l’image. Je suis venu à la BD par le plaisir que j’avais à regarder ces dessins.
Ces planches minutieuses en noir et blanc sont-elles longues à dessiner ?
F.S. : Je mets plus d’une semaine par dessin. J’y reviens inlassablement !
Comment s’est construit le livre ?
B.P : Devant les grandes illustrations de François, j’ai commencé par définir un ordre, et pointé des manques, et François s’est alors lancé dans une autre série d’images. C’est une collaboration dans l’amitié et le plaisir. Il n’y a pas un scénariste d’un côté et un dessinateur de l’autre. Nous échangeons en toute liberté. Sous la grande ombre du fantôme bienveillant de Jules Verne qui nous regarde...
L’écrivain est-il si important pour vous ?
B.P : Jules Verne, ce n’est pas qu’un nom que l’on brandit. Il faut le relier à l’extraordinaire, à cet homme qui de son bureau explorait des mondes infiniment vastes, qui jouait des quatre éléments dans ses romans. Les grands mythes sont toujours vivaces. Jules Verne appartient à notre imaginaire commun.
Propos recueillis par Jean-Christophe Fouquet
• Conférence (45 min) et dédicaces de François Schuiten et Benoît Peeters le 25 octobre 2023, à 18h, à l’auditorium de la bibliothèque Louis-Aragon
Inscriptions obligatoires au 03 22 97 10 10 ou à bibam@amiens-metropole.com
• Exposition Amiens et le Nauti-poulpe – Et soudain, Jules Verne.
En gare d’Amiens du 23 octobre au 15 décembre 2023
Le Retour du capitaine Nemo
Album-concept à la première personne, monologue entrecoupé de dessins grands formats renvoyant aux compositions des illustrateurs des éditions Hetzel (éditeur de Jules Verne), Le Retour du capitaine Nemo est complété par la réimpression des dessins de François Schuiten pour l’édition de Paris au XXe siècle chez Hachette en 1995. Un voyage dans l’espace, le temps, l’imaginaire. Avec beaucoup d’Amiens dedans.
Les Cités obscures – Le Retour du capitaine Nemo (éd. Casterman)
En librairies le 25 octobre