« L’ADN des hortillonnages,
c’est l’emboîtement d’héritages paysagers »
Le géohistorien Sylvain Dournel, auteur d’une thèse sur les enjeux de la requalification urbaine des milieux fluviaux et humides, est l’invité des Archives municipales et communautaires pour parler des hortillonnages le 5 juin à Dewailly, à 18h15. Avant-goût.
30.05.2023
Les hortillonnages sont une fierté locale. Mais de quoi parle-t-on ?
Sylvain Dournel : On en parle en effet beaucoup, surtout à l’heure où tout le monde revendique la présence de l’eau en ville. C’est un paysage riche en biodiversité, défini par un réseau de canaux et de parcelles, avec des éléments de nature faunistique et floristique importants. Mais les hortillonnages ne sont pas qu’un lieu de nature. C’est un espace avec une grosse épaisseur historique et culturelle sans laquelle on ne peut pas le comprendre. On a là un site extrêmement hybride, composé d’une multitude d’héritages paysagers. La culture maraîchère, d’abord, qui a induit l’enjeu du drainage et la création de canaux pour maîtriser ce marécage. L’extraction de la tourbe, en parallèle, qui engendre un ensemble d’étangs. Sans oublier le transport fluvial, dont la Somme canalisée traverse le site d’est en ouest. Mais ce sont aussi des activités récréatives à partir de la Belle Époque avec l’ancrage fort de la pêche, de la chasse, du jardinage et du canotage. L’ADN des hortillonnages, c’est l’emboîtement de tous ces héritages paysagers issus de ces différentes activités socio-économiques.
Est-ce un site unique en son genre ?
On a coutume de les rapprocher des marais de Saint-Omer et de Bourges. Les hortillonnages sont différents, on y retrouve une plus grande richesse de rapports socio-économiques à l’eau qui en font un site unique.
C’est aussi un site qui a évolué par rapport à ses origines…
Il suffit d’observer la présence et la hauteur des arbres qui témoignent d’une diminution de l’emprise de l’homme sur le site. Ces arbres sont les témoins de la reconquête de la nature sur l’espace laissé vacant par l’homme. Cet espace, qui a longtemps été un lieu de labeur structuré au quotidien, formait un paysage très ouvert il y a un siècle.
Vous voulez dire que sa mue en jardins d’agrément est une mauvaise chose ?
Non, pas du tout. Au contraire. D’ailleurs, une majorité de ceux qui ont une parcelle la cultive. Même sur une petite partie. Cela démontre que les hortillonnages sont un agrosystème. Les jardiniers restent attachés à une agriculture de proximité, à une agriculture urbaine d’autant plus avec ce sol tourbeux et alluvial si fertile. Et puis, les hortillonnages demeurent cette zone humide incroyable qui se révèle être un formidable îlot de douceur l’hiver et de fraîcheur l’été.
À l’instar des stations de ski dans les années 60-70, n’y a-t-il pas une tendance à les présenter comme une destination touristique plutôt que comme un site à protéger ?
C’est en effet le revers de la médaille d’un site aussi exceptionnel. On imagine mal aujourd’hui que ce site était pourtant menacé dans les 1970-1980 par des projets routiers qui devaient le traverser ! Les hortillonnages étaient complètement dépréciés, presque condamnés. On voulait réellement les supprimer du paysage urbain. Heureusement, grâce à la mobilisation associative, ils ont été sauvés pour devenir en quelques années une vitrine d’Amiens, quitte, il faut le dire, à être surfréquentés et très convoités. Cette démultiplication de l’offre touristique, qu’elle soit en gîte ou en balade, est en effet une chose nouvelle. Ce qui est sûr, aussi, c’est que l’immobilier n’est pas la finalité des hortillonnages. L’agriculture urbaine, en revanche, doit trouver toute sa place face aux enjeux alimentaires de demain.
Le site a beau être connu, il existe peu de littérature sur les hortillonnages. On est souvent plus sur la fable que sur l’histoire rigoureuse…
C’est tout à fait vrai. Des thèses sur les hortillonnages, il y en a peu. Il y a un profond décalage entre la richesse de ce site patrimonial et le peu de travaux universitaires qui lui sont consacrés. Les origines des hortillonnages sont une vraie question. Il y a encore des gens qui évoquent les Romains. Or, les archivistes-paléographes montrent qu’ils remontent à l’époque médiévale classique. On est alors dans un âge très prospère. Amiens est une figure marquante de ville dynamique et à la pointe. Jusque-là, la ville avait un rapport périphérique à l’eau. Depuis, Amiens et l’eau sont indissociables. La ville concentre tous les métiers de l’eau et des rivières. Les moulins à eau amènent une main-d’œuvre, les faubourgs se développent en fond de vallée. Ce sont autant de bouches à nourrir. Et les terres des hortillonnages vont avoir cette fonction. Maintenant, moi, je fais de la géohistoire, j’étudie les évolutions paysagères à partir des rapports socio-économiques à l’eau, aux eaux stagnantes et aux eaux courantes. Ce qu’il faudrait désormais c’est que l’archéologie s’empare des hortillonnages pour répondre véritablement à ces questions : à quand remontent exactement les hortillonnages, que sont les hortillonnages, qu’est-ce qu’un hortillonnage…
Propos recueillis par Antoine Caux
Sylvain Dournel, en bref Originaire de Sains-en-Amiénois, Sylvain Dournel est ingénieur de recherche à l’université d’Orléans, chargé de cours à l’université de Picardie Jules-Verne et vice-président du Groupe d’histoire des zones humides. Il effectue ses deux premiers cycles universitaires à Amiens, avec l’obtention en 2004 d’une maîtrise sur l’eau à Amiens, co-dirigée par Jean-Marc Hoeblich. Il soutient en 2010 une thèse de doctorat en géographie-aménagement consacrée aux enjeux de la requalification urbaine des milieux fluviaux et humides, étudiés entre autres sur le territoire amiénois. Depuis, il poursuit ses recherches sur la patrimonialisation des milieux fluviaux et humides, la reconstitution de leur trajectoire paysagère et la gestion des risques d’inondation. Sa conférence présente une lecture géohistorique du maraîchage et du tourbage, des pressions urbaines manifestes depuis la révolution industrielle, de la popularisation des loisirs de plein air aux XIXe et XXe siècles et de la mobilisation d’acteurs locaux en faveur du site à partir des années 1970-1980. De nombreux documents d’archives, iconographiques et textuels illustrent ces rapports socio-économiques aux hortillonnages. En mêlant le temps à l’espace, la conférence reconstitue la trajectoire paysagère des hortillonnages de laquelle ressortent de nombreux héritages emboîtés qui en font un site unique. |